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"La Sonate à Bridgetower" : Emmanuel Dongala plonge dans la vie d'un violoniste prodige mulâtre au temps des Lumières

Dans son nouveau roman "La Sonate à Bridgetower" (Actes Sud), Emmanuel Dongala retrace la vie au temps des Lumières d'un jeune violoniste prodige, fils d'un "nègre de la Barbade" et d'une polonaise. Le romancier congolais plonge le lecteur dans l'effervescence de cette époque extraordinaire avec un roman ambitieux et passionnant. L''auteur nous révèle les secrets de fabrication. Interview.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
L'écrivain Emmanuel Dongala
 (Christine Salomon)
L'histoire : tout le monde connait l'air de la "Sonate à Kreutzer", de Beethoven. Ce que l'on sait moins, et que raconte Emmanuel Dongala dans son dernier roman, c'est que cette sonate fut à l'origine écrite pour un certain George Bridgetower, un violoniste prodige, élève de Haydn, qui fréquenta dès son plus jeune âge les cours d'Europe avec son père, un "nègre" originaire de la Barbade. Frederick de Augustus de Bridgtower de Bridgetown, Prince d'Abyssinie, c'est comme ça que se fait appeler le père de George, flamboyant personnage toujours tiré à quatre épingles, soigneux de son image et prêt à tout pour que son fils se produise dans les plus grandes salles de concert, devant les publics les plus prestigieux. Son modèle : le père de Mozart. Le père et le fils débarquent à Paris en avril 1789, et se trouvent plongés dans l'atmosphère brûlante qui précède la Révolution française.
Ils fréquentent les salons parisiens, où ils croisent musiciens, savants ou philosophes et où l'on discute tout autant des dernières découvertes scientifiques que de la fin de l'esclavage ou des droits des femmes. Frederik de Augustus est un imprésario acharné pour son fils prodige (le milieu de la musique est déjà très concurrentiel !) qu'il exhibe dans les meilleurs endroits, et dont il tire à la fois fortune et reconnaissance sociale. Mais la Révolution bat son plein et le père préfère quitter la France quelques semaines après la prise de la Bastille pour rejoindre Londres... Là, il doit recommencer à zéro et surmonter les obstacles pour que son garçon prodige puisse se produire devant la meilleure société anglaise. Ils connaissent des moments difficiles mais rien n'arrête ce père ambitieux. George finit par séduire le Prince de Galles lui-même, futur roi d'Angleterre, qui prend ce violoniste prodige sous son aile. Bien des années plus tard, George retourne à Vienne où il rencontre Beethoven, qui lui compose la fameuse "Sonata mulattica"...

Avec cette "Sonate à Bridgetower", Emmanuel Dongala s'aventure pour la première fois hors de ses terres d'Afrique. Heureuse incursion ! Il nous plonge dans l'effervescence des Lumières, et nous offre une belle aventure tissée de musique, de révolte, de découvertes scientifiques ... Le romancier congolais dit s'être régalé à écrire ce roman qui nous transporte de Vienne à Paris, en passant par Londres, dans lequel on vit en direct la prise de la Bastille, où l'on croise à la fois Haydn, Beethoven, Condorcet, Lavoisier, Olympe de Gouge, Le Chevalier de Saint George ou Alexandre Dumas... Bref, un bonheur de lecture.

"La Sonate à Bridgetower, Sonata mulattica", Emmanuel Dongala (Actes Sud - 333 pages - 22,50 €)

INTERVIEW : Emmanuel Dongala

Emmanuel Dongala chez son éditeur Actes Sud (12 janvier 2017)
 (Laurence Houot / Culturebox)
Nous avons rencontré Emmanuel Dongala à Paris, heureux de partager l’enthousiasme qu'il a éprouvé à s'emparer de l'histoire méconnue de ce jeune violoniste prodige, dans l'extraordinaire effervescence des Lumières. 

Comment vous est venue l'envie d'écrire l'histoire de George Bridgetower ?
J'écris très peu. Il se passe plusieurs années entre deux livres. Jusqu'ici je n'ai écrit que sur des sujets africains, sur l'Afrique, la corruption, la violence, les dictateurs, la pauvreté… Et à un certain moment, je me suis dit bon arrête…L'univers d'un écrivain ne peut pas être que ça. Et je me suis dit, si j'écrivais sur quelque chose dont je ne savais absolument rien...

Un jour j'ai entendu par hasard à la radio que la "Sonate à Kreutzer" n'avait pas été écrite pour Kreutzer à l'origine, un très célèbre violoniste français de l'époque, mais pour un jeune musicien aujourd'hui oublié qui s'appelait George Bridgetower. L'autre information était que ce George Bridgetower était mulâtre, à l'époque c'est comme ça qu'on appelait les métisses. Donc de père africain, d'origine, et de mère polonaise… Je me suis dit tiens, c'est intéressant ça et en plus je venais de lire "La sonate à Kreutzer" de Tolstoï. Je me suis dit il faut que je creuse un peu plus. Voilà comment ça a commencé.

On a peu d'informations sur ce musicien, comment avez-vous travaillé, comment vous êtes-vous documenté ?
J'ai commencé par m'intéresser aux faits qui étaient connus. Voilà ce que l'on sait de George Bridgetower : c'est un jeune prodige, il commence à Paris. Son premier concert se déroule au concert spirituel à Paris à 9 ans. C'est un grand succès. Ils sont arrivés avec son père à Paris en avril 1789. En juillet c'est la Révolution, donc ils ne peuvent pas rester, alors ils se rendent à Londres. Là, le prince de Galles futur roi George, le prend sous sa coupe, l'adopte comme son enfant. Puis le Prince de Galles expulse le père de George d'Angleterre, parce qu'il n'aimait pas ses frasques. A partir de là, le père disparaît de l'histoire. George vit à Londres entre 10 et 24 ans. A l'âge de 24 ans il va à Dresde pour rendre visite à sa mère et à son jeune frère, qui étaient restés vivre là-bas, et là on lui dit il faut aller à Vienne parce que c'est là que l'action se passe, "The place where the action is".
 
George se rend donc à Vienne. On le présente à Beethoven et là, tout de suite le courant passe, il y a vraiment une alchimie qui s'est développée entre eux. George lui demande d'écrire quelque chose pour qu'ils jouent ensemble. Beethoven écrit cette sonate pour violon et piano, qu'au départ il a appelée "Sonata mulattica" (Sonate au mulâtre), on le voit bien sur le manuscrit que j'ai reproduit dans le livre. Après le succès, ils vont fêter ça dans un estaminet. Et alors qu'ils boivent (beaucoup parce que Beethoven était porté sur la bouteille), Et Beethoven, qui avait un caractère très ombrageux, prend mal une remarque que fait George sur la femme que le compositeur aimait à l'époque (je dis "à l'époque" parce que Beethoven et les femmes c'est tout une histoire…). Cette femme c'est une Giulietta, celle pour qui il a composé la fameuse Sonate pour piano no 14 en do dièse mineur, (rebaptisée plus tard la "Sonate au clair de lune", c'est pourquoi je ne la cite pas dans le livre, cela aurait été un anachronisme). Bref, à la suite de cette remarque "déplacée" de George, Beethoven pique une colère, il se fâche, ils se brouillent. Beethoven enlève la dédicace et dédie sa sonate à Kreutzer.

L'histoire se déroule dans un contexte particulier, qui a dû vous intéresser comme romancier ?
Oui, est en 1789, c'est la Révolution ! Je me suis dit tiens mais c'est intéressant. J'ai alors commencé à creuser, à lire, à me documenter. J'ai lu beaucoup de documents sur la période de la Révolution française, j'ai étudié le Paris de l'époque, les salons, les modes de déplacement, la musique… Et je me suis aperçu qu'à cette époque-là la musique était vraiment centrale dans la société. Dans les salons se retrouvaient toutes les figures, les philosophes, les musiciens, les savants, les politiciens. C'était vraiment important la musique à l'époque, ce n'est pas pour rien que dans les cours des rois il y avait des musiciens attitrés, Louis XIV avait son Lully … J'ai découvert aussi que c'est l'époque où les sciences devenaient très importantes dans la société, la démarche scientifique, les découvertes, donc il y avait cette galerie de savants, les Bordat, les Lavoisier, les Condorcet… Et autre chose : comme je ne connaissais pas grand-chose à la musique classique, j'ai pris des cours dans l'université où j'enseigne aux Etats-Unis, des cours qu'on appelle "Music appreciation", et ainsi j'ai étudié un peu le baroque, le classique, la musique romantique, pour avoir l'air de savoir un peu de quoi je parlais ! 

C'est aussi un livre sur la place des Noirs dans la société du XVIIIe siècle et au temps des Lumières ?
Oui, c'est aussi l'époque de la philosophie des Lumières où l'on commençait à remettre en cause l'esclavage. Et ça c'était très important pour moi qui suis d'origine africaine. J'ai beaucoup creusé la question et j'ai vu comment ce débat sur l'esclavage se déroulait, les gens qui défendaient vraiment les droits des Noirs. Dans cette philosophie des Lumières il y a une part d'ombre. Beaucoup pensaient toujours à l'infériorité des Noirs, y compris des gens qu'on dit aujourd'hui très tolérants… Quelqu'un comme Voltaire avait des mots très durs envers les Noirs et les Juifs, aujourd'hui on appellerait ça du racisme et de l'antisémitisme. Les concepts n'existaient pas à l'époque mais des grands savants comme Buffon, pensaient que les Noirs étaient tout à fait inférieurs.

Dans votre livre on voit aussi que les Noirs faisaient partie de la bonne société en Europe ?
Oui, ce qui est étonnant, fascinant même, c'est qu'à cette époque-là, il y avait des gens qui vraiment sincèrement avaient des convictions sans part d'ombre, des gens comme Olympe de Gouge, Condorcet et beaucoup d'autres, ça c'était vraiment extraordinaire. C'est aussi une des choses qui m'intéressait : au XVIIIe siècle, quand les gens parlent des Noirs, ils parlent souvent des domestiques, des esclaves, or on oublie qu'il y avait une élite noire, métisse, qui évoluait dans l'aristocratie, des Noirs qui étaient totalement intégrés dans la société. Le Chevalier de Saint-George, un des plus connus par exemple, était très proche de la reine Marie Antoinette, ils faisaient de la musique ensemble, ou le général Alexandre Dumas (le père de l'écrivain) qui était très beau et qui avait beaucoup de succès, et cela m'intéressait de mettre le focus sur cette élite noire et métisse.

Dans votre livre on découvre que la situation des Noirs en France est un peu paradoxale à cette époque…
Oui, il y avait une élite noire en France mais il y avait aussi une hiérarchie de l'épiderme, à tel point qu'on avait développé tout un vocabulaire pour exprimer ces différences : quand on était à moitié blanc, on était mulâtre, quand on avait un quart de sang blanc on était quarteron, 1/8e on disait octavon, 1/16e on disait mamelouk… Et des gens comme le Chevalier Saint-George, bien intégré dans la société ne voulaient rien avoir à voir avec les Noirs créoles, ou les Noirs esclaves… Ces Noirs de l'élite gommaient tout ce qu'ils pouvaient de leurs origines pour être totalement intégrés dans la société française. Et ce sont leurs pères qui étaient blancs et leurs mères étaient noires. C'était souvent des esclaves. Alors que pour mon personnage George Bridgetower, c'est l'inverse, c'est sa mère qui est polonaise et son père qui est noir. Pour l'élite en France, c'était une situation inimaginable. On ne pouvait pas imaginer l'amour d'une blanche pour un Noir, c'est pour ça que dans mon livre, à un moment quelqu'un demande qui est le père de George. Je voulais montrer ça, montrer que c'était une chose inenvisageable pour la société de l'époque. D'ailleurs le mariage était interdit entre un homme noir et une femme blanche. Il y a dans mon roman un autre personnage, Sulliman. Cet homme avait lui aussi épousé en Autriche une femme blanche (la sœur du général Kellerman). L'archevêque avait autorisé exceptionnellement ce mariage, à condition qu'il ne soit pas divulgué…

L'esclavage existait toujours. Il n'a été aboli qu'en 1848 en France. A l'époque la règle voulait qu'un esclave qui mettait le pied en France et se convertissait était libre. Mais en même temps, il y avait ce qu'on appelait la "police des Noirs", parce qu'on pensait déjà qu'il y avait trop de Noirs en France (il rit). Tous les Noirs devaient porter sur eux ce qu'on appelait la "cartouche", un étui dans lequel il y avait des informations sur son nom, sa date de naissance son maître s'il avait un maître, etc…. Et Dumas et le Chevalier de Saint-George avaient des cartouches alors qu'ils faisaient complètement partie de la bonne société. Voilà. Ils faisaient partie de la bonne société, mais il y avait une limite : le chevalier de Saint-George par exemple était très célèbre, excellent musicien, et dirigeait le "Concert des Amateurs". Mais quand on a voulu le nommer directeur de l'Opéra, alors là, les divas ont dit on ne peut pas prendre les ordres d'un mulâtre, là non, il n'a pas pu être nommé.

C'est une matière extrêmement riche, c'est beaucoup de travail pour rassembler toutes ces informations ?
Ah oui j'ai travaillé quatre-cinq ans. Depuis mon dernier roman "Photo de groupe au bord du fleuve" je n'ai travaillé que sur ça.  

Et comment avez-vous bâti votre roman avec toute cette riche matière ?
Ce rapport entre les Noirs, les Blancs, ici, en Angleterre, la musique, les sciences, la lutte pour la liberté, les prémices du féminisme, avec Olympe de Gouge ou Louise de Keralio, la critique en filigrane des thèses de Rousseau, de Voltaire… Ce siècle des Lumières, avec des idées universalistes dans tous les domaines, comme par exemple l'invention du mètre, cette idée de créer une mesure universelle qui ne dépendrait d'aucun peuple… C'est aussi un siècle ou on circule en Europe, surtout les musiciens, qui vont en Italie, en France, en Autriche, en Angleterre… Il y a un brassage des idées dans les salons et à Paris, le Palais Royal c'était là où tout se passait, une époque aussi où s'établissent les canons de la musique occidentale, et où se croisent trois grands Dieux de la Musique classique qui sont pratiquement contemporains et que j'ai pu mettre en scène dans mon roman : Haydn, Mozart et Beethoven. C'est donc une période très riche… Quelle chance pour un romancier d'avoir à sa disposition tous ces personnages extraordinaires !

Et vous ne vous refusez rien, par exemple vous imaginez George et son père en pleine prise de la Bastille !
Eh oui !  Mes personnages ne pouvaient pas être à Paris sans vivre la prise de la Bastille, donc je les ai plongés dans l'action. Et ils sont effrayés par les idées révolutionnaires. Le père prend peur quand il apprend qu'on veut abolir les privilèges. Il fait partie de cette société d'aristocrates ! Voilà.

C'est drôle parce que c'est parti de l'anecdote de la sonate et de l'histoire entre George Bridgetower et Beethoven, et finalement c'est à la fin du roman que ça arrive… Et pour rendre les choses plus crédibles pour le lecteur, j'ai reproduit quelques documents. Je suis allé chercher dans les archives de la revue du Mercure de France par exemple, qui annonce le premier concert de George au concert spirituel en 1789, ou bien la Sonata Mulattica. Donc je me suis régalé et j'ai appris aussi beaucoup de choses que je ne connaissais pas… Et aussi quel bonheur de retrouver tous ces mots de la langue française oubliés aujourd'hui : "vide-gousset", "gandin", "mirliflore"… 

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