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Avec "De l'âme", François Cheng nous donne du baume au coeur

Avec "De l'âme" (Albin Michel), livre court et très réconfortant, François Cheng, s'est lancé dans une exploration de l'âme, cette singulière chose qui peine à se faire une place dans le monde d'aujourd'hui, coincé dans un face à face corps-esprit "confiné et desséchant". Ni encyclopédie, ni précis, "De l'âme" est une invitation à vagabonder sur un chemin de pensée, en très bonne compagnie.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
L'académicien François Cheng

Pour l'académicien François Cheng, il s'agissait de "relever un défi". C'est dans une lettre qu'est arrivée la demande. La missive est signée d'une amie que le poète a perdu de vue depuis trente ans. "Sur le tard, je me découvre une âme", lui dit-elle, et elle lui demande justement s'il accepterait de lui en parler, de l'âme.

"Mon premier mouvement était de me dérober", répond le poète. "L'âme n'est-elle pas justement cette chose dont on ne doit pas parler, au risque d'incommoder". Il rappelle qu'en France, "ce coin de terre censé être le plus tolérant et le plus libre, règne néanmoins comme une 'terreur' intellectuelle, visualisée par le ricanement voltairien". On y rechigne à parler de l'âme, afin de ne pas "perturber le dualisme corps-esprit dans lequel il se complaît".

Dans sa première lettre, le poète rend hommage à la beauté de sa correspondante, évoque les premiers signes du printemps. "J'écris le mot âme, le prononce en moi-même, et je respire une bouffée d'air frais", dit-il, avant de se lancer dans son exploration. Suivront six autres lettres, dans lesquelles le poète invite sa correspondante à l'accompagner dans une passionnante flânerie du côté de l'âme, cette "chose" singulière, qui n'est ni le corps, ni l'esprit, et qui signe l'unicité de l'être. "Unie à un corps et l'animant, l'âme est la personne même".

L'âme chez les Anciens

Le voyage fait escale en Chine, chez les taoïstes, pour qui l'âme humaine est animée par le Souffle primordial, composé de deux instances, l'une céleste, appelée hun, et l'autre terrestre, appelée po. "De tout temps, la pensée chinoise conçoit comme naturel le fait que seule une âme humaine faisant un avec l'âme divine peut assurer une vie efficiente".

En Inde, dans la pensée hindouiste, l'âme est un oiseau migrateur, qui le conduit à "voler vertigineusement de corps en corps". L'âme y est donc porteuse de mémoire, apporte une dimension éthique, suppose une responsabilité de chacun et "ouvre sur un horizon de libération".

La tradition bouddhiste est la plus radicale, nous explique François Cheng, puisqu'elle atomise le "je", dans "un univers d'impermanence totale, où tous les êtres vivants sont interdépendants, dénués de cette unicité qui leur fait croire à leur autonomie".

Et François Cheng poursuit ce voyage dans l'âme dans la Grèce de Platon, d'Aristote, puis dans le judaïsme, le soufisme, ou le christianisme. "Ce survol m'amène à un constat essentiel : à part le bouddhisme dans la version la plus extrême de sa doctrine, toutes les grandes traditions spirituelles ont pour point commun d'affirmer une perspective de l'âme située au-delà de la mort corporelle". Quelle que soit notre croyance, nous dit François Cheng, "la vie de chacun de nous participe d'une immense aventure que les Chinois notamment le Tao, la Voie, aventure unique en réalité – il n'y en a pas d'autres – qui connaîtra des transformations mais point de fin, celle de la vie".

Entre le corps et l'esprit

François Cheng explore ensuite la place de cette âme entre le corps et l'esprit. ""A mes yeux, le couple formé par les deux seuls corps et esprit, sans autre référence, engendre un dualisme qui de fait est un système clos. Le face-à-face éculé de ces deux instances a tendance à rétrécir les perspectives d'un devenir ouvert".

Notre époque place l'esprit tout en haut de l'échelle des valeurs. En revanche, les émotions, les sentiments, les larmes, "tout cela n'a de valeur que secondaire", explique François Cheng. Et pourtant, "la vraie vie ne se limite pas aux savoirs portant sur le comment des choses", nous dit-il aussi essentiels soient-ils. La part intimement personnelle et irremplaçable de l'être est à chercher ailleurs, plutôt dans "le désir même que chacun porte à la Vie, désir d'une vie ouverte en communion avec d'autres vies, dans une Commune Présence où tout fit signe, tout prend sens." Au moins une bonne raison de ne pas "oblitérer l'âme", mais plutôt à la reconsidérer. François Cheng part aussi à sa recherche dans les œuvres et dans la pensée de Rousseau, Cocteau, Kierkegaard, Pascal, Dante, Dostoïevski, Shakespeare, Hugo, Simone Weil.

Les voix de l'âme

Dans la cinquième et la sixième lettre, l'académicien se prête au jeu lancé par sa correspondante, des "souvenirs essentiels". Il y évoque "cette plaine à l'ouest de la Chine où, par le hasard du vagabondage, nous avons passé la nuit dans une hutte", ou cette autre nuit passée dans un refuge dans les Alpes, où le spectacle de la nature lui fait sentir la beauté de l'univers, permanente, que "chaque âme peut capter pour en faire un tableau". François Cheng évoque, La Joconde ou Leda, de Vinci, mais aussi un instant se transformant en éternité une nuit de pleine Lune où la jeune fille aimée apparaît, "le visage aimé est bien là, évidemment là, et il me sourit. Sur cette terre le miracle a donc lieu. C'est comme si par-delà toutes les étoiles nous nous étions donné rendez-vous ici, et que nous avions tenu parole".

Le livre de François Cheng n'assène aucune sentence, n'affirme rien, mais invite le lecteur à l'accompagner sur le chemin de sa pensée, nourrie du dialogue avec sa correspondante "amie", mais aussi avec tous ceux qui, à travers les mots, la peinture, la musique, ont exploré depuis la nuit des temps les mystères de l'âme. Une pensée portée aussi par la beauté du monde.

"De l'âme" n'est ni  une encyclopédie, ni un précis sur l'âme, mais un vagabondage vivifiant et apaisant, que le lecteur a le sentiment d'arpenter en bonne compagnie. 

"De l'âme", François Cheng
(Albin Michel - 156 pages - 14 €)

Extrait :

"Une entité irréductible et irremplaçable", ai-je-dit. L'âme peut être négligée ou mise en sourdine, escamotée voire ignorée par le sujet conscient, elle est là, entière, conservant en elle désir de vie et mémoire de vie, élans et blessures emmêlées, joies et peines confondues. Je me souviens d'une proposition de mon ami Jacques de Bourbon Busset : "L'âme est la basse continue qui résonne en chacun de nous." Comme elle est reliée au Souffle originel, elle chante en nous un chant à l'accent éternel. Disant cela, je suis tenté d'jouter que l'âme n'est pas seulement la marque de l'unicité de chaque personne, elle lui assure une unité de fond, et, par là, une dignité, une valeur, en tant qu'être."

"De l'âme", page 42-43

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