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Masterclass de Douglas Trumbull, maître ès effets-spéciaux de "2001" à "The Tree of Life"

Douglas Trumbull est un de ces hommes de l'ombre qui ont changé nos vies de cinéphile ou d'amateur de cinéma. Les effets-spéciaux de "2001 l'Odyssée de l'espace", de "Rencontres du 3e type", de "Blade Runner", c'est lui. Tous les amateurs de cinéma de l'imaginaire ont en tête les images qu'il a conçues. Douglas Trumbull était à Paris pour deux masterclass au Grand Action et à la Cinémathèque.
Article rédigé par Jacky Bornet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Douglas Trumbull sur le tournage de son film "Brainstorm" en 1983
 (RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA)

La porte des étoiles

Souvent identifié au directeur des effets-spéciaux de "2001", Douglas Trumbull dément, précisant que ce rôle incombait à Stanley Kubrick, comme "concepteur des effets-spéciaux". Il précise qu'il n'était qu'un rouage de l'équipe, après Wally Veevers (qui venait de travailler avec Kubrick sur "Docteur Folamour). Douglas Trumbull n'en fut pas moins une des chevilles ouvrières essentielles et le nom qui est resté.

"To the Moon and beyond" : l'affiche de 1964
 (DR)

Fils du pionnier des effets-spéciaux Donald Trumbull, qui travailla sur "Le Magicienn d'Oz" (1939, Victor Fleming), Douglas se retrouva sur "2001" dès 1965, le film ne sortant qu'en 1968. Il travaillait jusqu'alors avec Con Peterson au sein de Graphic Films, un studio d'animation qui avait fait appel à lui comme graphiste. La petite entité est contactée par la NASA pour réaliser un film destiné à l'exposition universelle de New York en 1964-65, "Vers la Lune et au-delà", auquel Trumbull participe avec enthousiasme. C'est suite à la vision de ce film que Kubrick contacta les deux hommes et les fit venir à Londres où se tournait "2001". D'"illustrateur", statut qui est attribué au jeune américain fraichement débarqué de Los Angeles, Doug Trumbull va rapidement monter en grade, jusqu'à éclipser le reste de l'équipe, pour devenir, après Kubrick, l'homme de "2001".

D’abord employé à l’exécution de matte painting (décors peints sur verre), Trumbull se révèle, à 23 ans, extrêmement inventif et initiateur d’idées nouvelles. Aux premières loges aux côtés de Veevers, Peterson et Kubrick, il participe à toutes les étapes de la contribution artistique, des champs d’étoiles, aux maquettes, en passant par la conception des planètes ou les graphiques électroniques des écrans d’ordinateur. Mais c’est surtout dans la visualisation de la fameuse "porte des étoiles" de la dernière partie du film, son point d’orgue, que le jeune cinéaste va mériter ses galons. Il met au point le "split-screen", un système complexe alliant le banc-titre et des miroirs, pour engendrer des images aux formes abstraites et colorées, évoquant les hallucinations sous LSD. 

Sous-marin cosmique

Ayant participé de main de maître à ce qui allait devenir un des plus grands films du cinéma, Douglas Trumbull veut passer à la réalisation. Son choix s’arrête sur un autre space opera, "Silent Running", où la métaphysique de "2001" fait place à l’écologie, idée en plein essor en ce début des années 70. Parmi les trois scénaristes du film, apparaît un débutant : Michael Cimino. Le titre renvoie, dans le jargon militaire, à la course des submersibles au raz des fonds marin pour se cacher de l’ennemi, en mode silencieux.

Sorti il y a peu de temps en DVD/Blu ray dans un magnifique coffret, "Silent Running" voit la fuite dans le système solaire d’un ingénieur botaniste à la tête d’un vaisseau spatial dédié à la conservation d’un écosystème terrestre. Film à petit budget sorti en 1972, "Silent Running" bénéficie du savoir-faire de Douglas Trumbull pour confectionner les très nombreux effets-spéciaux, et du prestige qu’il tire de la prouesse accomplie sur "2001". Joan Baez composera une chanson pour le film qui remportera un beau succès critique. Mais Universal, producteur et distributeur, voulant tester le seul bouche à oreille pour le lancement d’un film, le prive de toute promotion, entraînant son échec au box-office. Il deviendra au fil des années culte auprès des aficionados.
Bruce Dern et les drones dans "Silent Runing" de Douglas Trumbull
 (Wild Side Vidéo)
Le morceau de bravoure de "Silent Running" voit le vaisseau "Valley Forge" traverser les anneaux de Saturne, épisode qui a été conçu à l’origine pour "2001", puis abandonné. Mais le film frappe surtout par ses petits "drones" de maintenance du vaisseau qui accompagnent le héros. Sous l’apparence de boîtes de métal trapézoïdales, prolongées de petits membres de préhension et de locomotion, ils sont en fait animés par des personnes de petite taille dénuées de jambes, glissées dans des "costumes". Ils s’avèreront les ancêtres directs de R2D2 de "Star Wars", dans leur fonction, apparence et technique d’animation.

George Lucas congédié et vaches maigres

Alors qu’il travaille à la pré-production de "La Guerre des étoiles", George Lucas, qui a vu "Silent Running", approche Douglas Trumbull en 1975 pour lui confier ses effets-spéciaux. Il lui répond que dorénavant passé réalisateur, il ne veut plus se consacrer qu’à ses propres films et non être au service des autres. Il le dirige vers ses propres collaborateurs, dont John Dykstra et Richard Edlund. Ni une, ni deux, c’est avec eux que Lucas va créer son futur studio d’effets-spéciaux, devenu depuis le plus performant au monde, Industrial Light and Magic (ILM). Bâti autour de "Star Wars", ILM va rapidement s’imposer et être demandé par les grands studios pour leurs plus grosses productions.
Douglas Trumbull (D) sur le tournage de "Son film "Silent Running" avec Bruce Dern (G) en 1972
 (RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA)

Douglas Trumbull confie, depuis, que son ambition de devenir réalisateur à temps plein lui a fait louper le coche. Graphiste, ingénieur, inventeur, il reste l’homme des effets-spéciaux et fonde le premier studio consacré à la discipline, avant ILM. Après avoir participé au "Mystère Andromède" (1971, Robert Wise), et réalisé "Silent Running" la même année, il propose plusieurs projets à diverses majors qui tombent tous à l’eau et est obligé de retrouver son domaine de prédilection.

Blockbusters

Alors que "La Guerre des étoiles" n’est pas encore sur les écrans, Steven Spielberg, fort de son succès planétaire des "Dents de la mer" (1975), propose à la Columbia de réaliser un film autour des OVNI, très en vogue à l’époque, suite à une vague inédite d’observations de phénomènes célestes dans le monde. A l’origine prévu comme un film à petit budget, "Rencontres du 3e type" (1978) va prendre de plus en plus d’ampleur quand Spielberg sollicite Trumbull qui lui budgétise un chiffre astronomique pour les effets-spéciaux.
Dans la foulée de "La Guerre des étoiles", distribué par la Fox, les grands studios se tournent vers la science-fiction. Vu le succès phénoménal et imprévu du film de George Lucas, la Columbia débloque les fonds nécessaires à "Rencontres". Les talents de Spielberg et de Trumbull, auxquels s’ajoutent ceux du directeur de la photographie Vilmos Zsigmond feront le reste. Il en résulte un des films les plus marquants de la fin des années 70, avec ses cieux nocturnes bleutés et cristallins, ses OVNI multicolores et l’apparition incroyable du gigantesque "vaisseau-mère" (mothership) comme clou du film.

Tous ces effets, conçus et réalisés par Trumbull et ses équipes, figurent parmi les plus beaux jamais réalisés, au service d’une aventure avant tout humaine, à l’encontre d’un "Star Wars" plus déshumanisé. Les spectateurs les plus attentifs remarqueront dans les détails du "mothership" un R2D2  la tête en bas, en guise de clin d’œil.
"Rencontre du 3e Type" : R2D2 caché
 (Carlotta Films)

Star Trek

Pris par le tournage complexe de "Rencontres du 3e type", Douglas Trumbull a refusé de participer à "Star Trek - le film" que la Paramount tient à sortir pour Noël 1979. Ancien collaborateur de Trumbull, John Dykstra a hérité du projet sous la gouverne du réalisateur Robert Wise auquel revient la lourde tâche de faire passer la franchise de la télévision au cinéma. Les délais de tournage explosant, la production relance le magicien de "2001" et de "Rencontres" en lui offrant un boulevard pour terminer le film dans les délais. Il réalisera des effets spéciaux somptueux, souvent expérimentaux, dans les temps.
Très ambitieux dans son scénario "Star Trek - le film" bénéficie d’images inédites, malheureusement gâchées par un rythme languissant dans sa première partie et des costumes ridicules, avec lesquels la franchise aura toujours des problèmes. Seul J. J. Abrams réussira à les renouveler dans ses deux reboots. Le film est un succès et réussit le passage de la série du petit au grand écran, jusqu’à aujourd’hui avec son treizième opus, "Star Trek, sans limites".

Los Angeles 2019

C’est avec soulagement que Douglas Trumbull se voit proposer de créer l’univers de "Blade Runner" (1982). Il est d’autant plus rassuré en voyant Ridley Scott à la réalisation, tout juste sorti du succès d’"Alien" (1979), un perfectionniste, digne héritier de Stanley Kubrick, avec lequel il a eu sa plus fructueuse collaboration.

Trumbull en a assez d’animer des vaisseaux spatiaux immaculés sur fonds étoilés. Scott lui propose de donner vie à un Los Angeles futuriste crépusculaire qui ressemble plus à une raffinerie rouillée à perte de vue qu’à une cité radieuse. Il travaille de concert avec un des plus talentueux designers du moment : Syd Mead, ingénieur de formation et graphiste hors pair, qui visualise toutes les composantes de ce Los Angeles de 2019 déduit des films noirs des années 40.
Leur principale association donne naissance à l’élément emblématique du film, le "spinner", véhicule individuel de police roulant et volant entre les gratte-ciel placardés d’écrans vidéo géants publicitaires, dans une cité pluvieuse saturée de pollution. Le vol introductif au-dessus de Los Angeles jusqu’à l’immeuble pyramidale de la "Tyrell Corporation", le très gros plan sur l’œil de Deckard (référence à l’œil de Bowman dans "2001) où se reflète l’embrasement d’une tuyère pétrolière, est anthologique, et place la barre très haut. Mais Trumbull n’ira pas jusque la fin du tournage, déléguant cette tâche à David Drayer, pour commencer la pré-production de sa deuxième réalisation comme scénariste et metteur en scène qui lui tient à cœur.

Showscan      

Alors que la politique des distributeurs se dirige vers une exploitation des films dans des formats de plus en plus petits, via la création des multiplexes dans les années 70, Trumbull va à contre-courant. Les grandes salles et leur écrans géants sont rasés pour laisser place à de plus petites unités concentrées dans un même lieu, avec par conséquences des "toiles" plus réduites. Signe des temps, le dernier film tourné en 70 mm, "La Fille de Ryan", réalisé par David Lean, sort en 1970. Le spécialiste des effets spéciaux, lui, s’est investi de longue date dans des recherches sur les grands formats, tablant sur l’expérience immersive du cinéma,  
Quand il ne travaille pas sur les films des autres, Douglas Trumbull se réfugie dans le son ranch du Massachussetts, où il cherche à mettre au point un nouveau format filmique. Il y parvient en créant le Showscan, un procédé consistant à filmer avec une pellicule 70 mm (au lieu des 35 standards) à la vitesse de 60 images/seconde, au-delà des 24 habituelles. Résultat : une image plus large et plus nette, à la profondeur de champ et au réalisme inégalés.

Pour promouvoir son procédé, l’ingénieur-inventeur réalise pour Metro Goldwyn Mayer "Brainstorm" (1983), dont les scènes les plus spectaculaires sont tournées en Showscan. Il bénéficie d’un casting de choix avec Christopher Walken, Natalie Wood et Louise Fletcher, dans un scénario prémonitoire de la "réalité virtuelle", aujourd’hui en pleine expansion. Dans son scénario, un laboratoire de la Silicon Valley met au point un système d’enregistrement des expériences vécues par tout un chacun pour les reconstituer à loisir en trois dimensions. On l’aura compris, les scènes "virtuelles" sont tournées en Showscan, au milieu d’un film en 35 mm standard afin de rendre plus réalistes les images de l’esprit.

Back to the Future

"Brainstorm" connaîtra les vicissitudes d’un grand film malade. Natalie Wood meurt noyée sur le tournage dans des circonstances toujours non élucidées, obligeant de revoir le script et de faire appel à une doublure. Le montage final (final cut) échappe à Trumbull et les exploitants de salles refusent de changer leur matériel de projection pour permettre la diffusion du film en 70 mm. Il sera donc distribué en 35 mm anamorphoique (format scope), les scènes "virtuelles" gardant un certain impact, mais moins que prévu. Les plus spectaculaires visualisent le passage de Louise Fletcher dans l’au-delà avec des effets-spéciaux magnifiques, où l’on reconnaît la patte du maître, même si leur imagerie flirte parfois avec un saint-sulpicisme suranné..

Mais Trumbull n’en démord pas, persiste et signe dans sa quête des grands formats. Il destine son Showscan aux parcs à thèmes, renouant ainsi avec les origines foraines du cinéma dans une optique avant-gardiste. Son procédé est ainsi visible au Luxor Hotel de Las Vegas et dans l’attraction "Back to the Future" du parc Universal de Los Angeles.

L’arbre de vie

Douglas Trumbull ne se consacre alors qu’à ses recherches visuelles et mécaniques dédiées à une exploitation limitée aux parcs de loisirs, dans des courts/moyens-métrages qu’il produit, réalise et parfois scénarise. Jusqu’à ce que Terrence Malick le sollicite pour diriger les effets-spéciaux de "The Tree of Life", projeté en compétition officielle à Cannes en 2011.

Le projet, ambitieux et pharaonique, évoque la naissance de l’univers depuis le big-bang, puis la naissance de la vie cellulaire sur Terre jusqu’aux dinosaures, le tout imbriqué dans l’intimité d’une famille américaine frappée par un deuil qui la projette dans l’au-delà. Il est tout naturel que Malick se tourne vers Trumbull pour la réalisation de la première partie de "The Tree of Life", avec ses reconstitutions spatiales, et l’apparition de la vie, des sujets déjà abordés dans ses films et qui le passionnent, tout comme les défis techniques requis.
Très attendu, "Tree of Life" repart de Cannes avec la Palme d’or du 64e Festival qui couronne Malick, mais implicitement Douglas Trumbull pour ses images inédites, spectaculaires, réalistes et oniriques. La critique sera plus mitigée, mais reconnaît - une constante chez Malick -, l’extraordinaire conception artistique du film, à laquelle Douglas Trumbull à largement contribuée.

A 74 ans, Douglas Trumbull a été honoré par nombre de prix qui reconnaissent son rôle majeur dans l’évolution des effets-spéciaux, mais aussi des techniques cinématographies pures. Il a été nommé cinq fois aux Oscars et a reçu un Life-time achievement Oscar (prix remis pour l'ensemble d'une carrière artistique). En novembre de cette année, le Festival International du Film d’Amiens lui a remis une Licorne d’or d’honneur, couronnant son œuvre et sa contribution exceptionnelle au service du cinéma. 
Douglas Trumbull avec son Film Vision Award au Festival de Locarno 2013
 (Urs Flueeler/AP/SIPA )

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